L’événement survenu à Ndiagne concernant l’arrestation d’un maître coranique, à la suite de sévices supposés sur un talibé, a suscité de nombreuses controverses. Au-delà du caractère spectaculaire des images véhiculées par les médias, qui renvoient subrepticement dans nos consciences collectives le souvenir encore vivace de l’esclavage, il importe de revenir sur la question de manière plus sereine et constructive pour mieux appréhender les enjeux sous-jacents.
Les mots ont un sens et de leur perception découle un jugement qui peut être erroné ou juste.
Ils participent d’une construction épistémique qui structure la pensée. A cet égard, assimiler le « djengue » à de l’esclavage est tout simplement abusif, car l’intention qui sous-tend cet acte ne relève ni d’un mépris, encore moins d’une volonté de torturer ou d’infliger des sévices aux jeunes apprenants coraniques. Dans les espaces déshérités des campagnes et des faubourgs défavorisés des grandes villes, la survivance de ces pratiques est en grande partie liée à l’absence de moyens pour empêcher la fugue des enfants récalcitrants. Ces mêmes conditions de dénuement expliquent aussi la mendicité des talibés, avec tous les risques encourus. Quand bien même ces pratiques se fonderaient sur une interprétation controversée voire erronée de la tradition islamique, il revient alors de la déconstruire par des arguments tirés du corpus théologique et de la jurisprudence musulmane, mais aussi des avancées contemporaines en matière didactique et pédagogique admises. Ce n’est certainement pas sous les injonctions des élites bien pensantes, du haut de leur certitude condescendante, que le débat gagnerait en clarté.
A l’observation, la critique disproportionnée à l’endroit des Daaras contraste de manière saisissante avec le mutisme assourdissant de ces mêmes élites face aux servitudes réellement subies et parfois assumées aux plans monétaire, économique et politique, aux effets dévastateurs incommensurables pour l’ensemble de la société.
En vérité, la rapidité et la brutalité de l’intervention policière, et sa forte médiatisation sont révélatrices d’une justice en décalage par rapport aux aspirations sociales. Dans un pays à très forte majorité musulmane, où la prééminence du Maître coranique est attestée par une tradition prophétique authentique, une telle démarche relève d’une ignorance des réalités sociales, d’un mode de gouvernance aveugle et désincarnée, d’autant plus que la personne incriminée ne faisait que perpétuer une tradition séculaire, sans aucune intention malveillante, même si d’aucuns considèrent la pratique en question comme archaïque. Aux chaines de l’enfant s’est ajouté les menottes du Maître et le désespoir des parents, alors que le dialogue et la concertation auraient dû être privilégiés.
L’offre éducative proposée par les Daaras ne peut être considérée comme une alternative de seconde zone. Au contraire, elle trouve sa crédibilité et sa légitimité dans l’histoire multiséculaire du pays. Elle s’inscrit dans une lignée, une praxis qui a fortement imprimé
l’histoire du pays. Elle répond à une demande sociale de plus en plus forte. Vouloir la réduire à sa plus simple expression au profit exclusif du système formel, est non seulement une aberration au regard de l’échec patent de ce dernier, mais aussi un déni démocratique face à une demande sociale croissante.
L’échec du système éducatif moderne, hérité de la colonisation, est unanimement reconnu. Tous les diagnostics réalisés convergent pour souligner les faibles performances du système éducatif sénégalais, comme en atteste l’actuel plan sectoriel de l’éducation : très faible taux d’achèvement, aggravation des déperditions liées aux redoublements et aux abandons, etc. Les tests d’évaluation sur les acquis scolaires menés aussi bien au niveau national (INEAD), qu’auniveau sous régional (PASEC) et international (PISA-D) montrent invariablement le faible niveau des élèves. Ces contre-performances sont encore plus inquiétantes lorsqu’on s’intéresse
à l’efficacité externe, qui exprime la capacité d’insertion sociale et professionnelle des sortants du système éducatif. Si la question de l’insertion professionnelle est tranchée avec les statistiques de l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD) qui montrent l’ampleur et le niveau d’aggravation du chômage des jeunes diplômés, celle de l’insertion sociale est encore plus préoccupante. L’élite intellectuelle, qui est censée incarner la fine fleur du système éducatif, se distingue par son extraversion et son désintérêt face aux attentes sociales. Peut-on aujourd’hui objectivement affirmer qu’elle est à l’avant-garde des transformations sociales attendues ? Le modèle qu’elle représente peut-il réellement servir de référence pour la jeunesse ? Transhumance, corruption, égoïsme, recherche effrénée de richesse, manque de patriotisme, etc. sont autant de contre-valeurs éthiques et morales que nous renvoie cette élite, et qui sont aux antipodes des valeurs défendues dans le cadre de l’enseignement des Daaras.
Ces considérations illustrent la nécessité d’une refondation du système éducatif qui prend pour appui les profondes aspirations populaires, au rang desquelles figure en bonne place l’enseignement coranique. Cela relève tout simplement et d’abord d’une exigence démocratique et d’un souci d’équité. Les enfants des Daaras doivent bénéficier de la même attention que les enfants du système formel, et leurs attentes doivent être traitées de la même façon que les questions de genre, promues sous l’impulsion de l’agenda international. L’offre éducative doit être inclusive au risque d’être fondamentalement injuste et discriminatoire. L’exclusion des enfants des Daaras du champ d’intervention des pouvoirs publics explique en grande partie le désarroi de ce secteur. Les dérives parfois avérées, exagérément jetées sous les feux des projecteurs, ne doivent pas servir de prétexte pour légitimer la marginalisation dont sont victimes ces enfants. En revanche, les pratiques qui relèvent du délit pénal, telle que la mendicité organisée à des fins mafieuses, doivent être traquées et sévèrement punies.
Pour être efficaces, les réformes qu’impliquent l’enseignement coranique ne doivent pas être dictées par les seuls impératifs de l’agenda international marqué par le spectre de l’extrémisme religieux et des intérêts géostratégiques inavouables. Elles doivent refléter les aspirations de la société, nourries par les pratiques du terroir. Ces réformes souhaitées ne doivent pas non plus être laissées entre les seules mains des technocrates, dont les choix souvent conditionnés résultent généralement d’une logique bureaucratique, essentiellement comptable, sans vision ni ancrage social. Elles doivent être portées par les instances représentatives de la communauté musulmane dans toutes ses composantes, dans le cadre d’une large concertation, où les choix à long terme doivent s’accompagner d’une introspection profonde sur la formation des Maîtres de Daara et sur les approches didactiques et pédagogiques à promouvoir pour rendre l’environnement d’apprentissage des écoles coraniques plus attractif et motivant, obéissant aux normes et standards de qualité minimale. Le soutien de l’Etat est indispensable à cet égard, pour des raisons évidentes de justice sociale, mais aussi pour éviter la dépendance de ce secteur vis-à-vis du financement extérieur aux conséquences imprévisibles. Ainsi, le renouveau de l’enseignement des Daaras pourra prendre tout son envol, dans le cadre plus global d’une éducation nationale inclusive, sans discrimination aucune.
Khadim Sylla Niakhal
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